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Il n’y a pas de rapport direct entre Samuel Beckett et le Maroc, a fortiori entre ce dramaturge et le monde arabe. Si j’ai effectivement rencontré cet auteur, un jour, à Tanger, c’est anecdotique. Je me suis présenté à lui, en effet, alors que j’étais présent dans cette ville. Je lui ai demandé s’il était bien Samuel Beckett. Il me répondit, à mon grand étonnement, en me demandant si j’étais bien Tayeb Saddiki. Il savait que j’avais monté sa pièce.

Cet épisode n’eut donc lieu que bien après que j’ai monté sa pièce. Cela n’eut donc aucune influence sur mon travail pas plus que les séjours de Beckett au Maroc n’eurent d’influence sur son œuvre. Je crois même qu’il faut être très prudent lorsqu’on parle d’une influence de Beckett sur des auteurs arabophones car cela peut être fondé sur un malentendu. Je m’explique.

Mon expérience de metteur en scène ayant monté une pièce de Beckett m’a appris que la réception de Beckett dans le monde arabe peut résulter d’un contresens analogue à celui qui fut jadis commis par Ibn Rûchd lorsqu’il entreprit de traduire la Poétique d’Aristote et qu’il ne sut comment rendre en arabe le terme de tragoedia. Pour Ibn Rûchd qui vivait dans une société qui ignorait totalement ce que pouvait être le théâtre, même si les formes de théâtralisation y étaient multiples, les termes de comédie et de tragédie n’étaient que des signifiants sans signifié.

Je pense qu’il en est de même pour ceux qui ont tenté de s’inspirer du théâtre de l’absurde de Beckett dans le monde arabe. Leur motivation peut être complexe car dans la pièce Godot, on peut voir deux choses. D’une part, elle peut se jouer avec quatre acteurs seulement, ce qui est très économique et c’est peut-être une des raisons qu’on n’ose pas franchement mettre en avant, du choix par certains metteurs en scène arabes de cette pièce. Mais il y a aussi dans cette pièce bien autre chose qui est la mise en scène de l’absurde.

Or j’ai constaté que leur perception de Beckett dans le monde arabe repose sur une erreur de compréhension de ce qu’est réellement l’absurde. Ces auteurs ou ces critiques ont traduit, en effet, l’expression « théâtre de l’absurde » par « al-masrah al-lâ-yu‘qal » ou « al-masrah al-lâ-ma‘qûl », ce qu’on peut traduire, mot-à-mot, par « théâtre du non-logique, du déraisonnable », peut-être aussi « de l’inconcevable ». Or le théâtre de l’absurde chez Beckett est tout sauf illogique. Dans la pièce En attendant Godot, tout ce que disent les personnages est d’une parfaite logique et peut être compris par n’importe quel spectateur.

L’absurde n’est pas dans les paroles des personnages, elle est dans l’absence totale de communication, les discours émis par l’un des acteurs ne répondent jamais à ceux que profère l’autre personnage. C’est cette absence de relation qui est le cœur même de l’absurdité. Celle-ci est une maladie du dialogisme et non des esprits qui pensent tous très logiquement dans leur logique propre, mais dans une logique autistique qui ne tient jamais compte de la présence de l’autre. Beckett, après bien d’autres décrit une maladie de la communication. Et c’est cela qui a totalement échappé aux théoriciens arabes du théâtre. L’absurde ne consiste pas à accumuler des phrases dénuées de sens, bien au contraire. Il n’y a, dans cette pièce, aucune phrase du type : « l’éternité, c’est long, surtout vers la fin ». On parle certes, de manière logique, de pluie et de beau temps, mais si on fait bien attention, il y a quand même une communication puisque tout s’enchaîne selon une logique de calembour, de bouts rimés, de coq-à-l’âne, de rupture, avec des néologismes, des sens cachés, des ellipses. Il y a donc une double logique dans cette pièce.

C’est pour cela que je n’accepte pas cette expression de « théâtre de l’illogique ». Et je constate que ce contresens a persisté, dans le monde arabe, jusqu’à nos jours et cela même chez des personnes qui ont écrit des thèses sur Beckett. Pour traduire correctement « théâtre de l’absurde », je pense que l’expression « masrah al-abath » aurait été bien plus pertinente. On est, en effet, en présence d’une attitude en face du temps, à la recherche d’un simple passe-temps dans un univers où le temps est déréglé, soit qu’il s’écoule trop vite, soit qu’il s’arrête de passer. On ne peut alors que multiplier les occupations frivoles. Or cette interrogation face à un temps qui n’est plus le temps que nous connaissons est connue dans le monde arabe cultivé puisqu’elle fut autrefois celle de Jâhiz.

Il est vrai, et cela tous les Arabes cultivés le savent, que cette question fut une question jadis posée dans les capitales cosmopolites des anciens empires arabes du Proche-Orient. Des hommes, même arabophones, enfermés dans leurs logiques propres, pouvaient faire l’expérience de l’incompréhension. Faute d’accès aux codes culturels dominants, ils ne produisaient plus que des paroles futiles dans le regard des autres. On comprend alors que la langue ne suffit pas pour établir une communication. Il est nécessaire aussi de maîtriser les conditions culturelles de production de tout discours compréhensible. Or ces conditions sont habituellement impensées, ce qui est une des intuitions de Jâhiz. Dès que l’on se souvient de cela, on peut en déduire que Beckett est aussi un auteur arabe. Ce n’est pas un étranger, un Européen, qui véhicule un discours étrange contre lequel il faut s’opposer pour produire sa propre identité. On peut alors reconnaître en Beckett un auteur universel.

Notre troupe a joué En attendant Godot dans les trois pays du Maghreb. On nous a demandé d’aller jouer cette pièce en Égypte, mais nous n’avons pas eu le temps, en raison d’autres engagements, de le faire. En conséquence, si l’on souhaite analyser la réception de cette pièce dans le monde arabe, notre base comparative est étroite car nous ne pouvons analyser les réactions qui auraient pu se manifester au Proche-Orient. Cela dit, ce n’est pas parce qu’un auteur est universel qu’il est universellement reçu. Même en Occident, les premières réactions furent très mitigées. Il est vrai qu’en anglais, dans le mot même de Godot, on peut entendre « God (Dieu) – ot ». Mais ce qui est surtout insupportable, c’est l’attente sans fin tout comme on peut refuser d’assister à des dialogues apparemment de sourds. Ce que nous avons constaté, c’est que malgré Jâhiz, lui-même plus ou moins bien connu selon les catégories socioculturelles, les Maghrébins eurent des réactions assez différenciées en face de cette pièce.

L’hypothèse que nous pouvons formuler est que ces réactions témoignent de l’identité des spectateurs. Plus l’identité culturelle arabe est forte, avec une connaissance sérieuse de Jâhiz et mieux la pièce peut être reçue. Ensuite, plus la culture musulmane est intégrée avec l’injonction coranique « Inna Lâh m‘a çâbirîn » (« Dieu est avec les patients »), plus on accepte d’attendre longtemps, voire indéfiniment, ce personnage relié, au moins onomastiquement, à Dieu. On accepte la volonté divine sans vouloir imposer ses désirs humains. Protester contre l’attente ou contre le temps distendu est le signe d’une rupture avec une conception providentialisme de l’existence.

Ce qui nous a frappé particulièrement, ce furent les réactions constatées en Algérie. Les spectateurs algériens furent ceux qui exprimèrent le plus leur malaise. Il y eut même, dans ce pays des réactions hostiles à la pièce. Nous avons vu des gens se lever et quitter la salle. Nous avons entendu des cris : « Nous n’avons pas attendu pour faire la Révolution. Nous l’avons faite ». À qui étaient adressés ces reproches, à Beckett ou à la troupe marocaine, ce qui déplacerait les critiques du champ culturel au champ géopolitique puisque la pièce serait alors l’occasion d’affirmer une identité algérienne supérieure à l’identité marocaine. Dans ce cas, la pièce de Beckett serait le révélateur de conflits intermaghrébins latents. Il est vrai qu’à nos yeux, ces réactions pouvaient aussi être révélatrices de la faiblesse de la production identitaire, au moins de ces Algériens, à la fois sur le plan de l’arabité et sur celui de l’islamité. On peut, en effet, croire que ces spectateurs sont tout sauf « arabo-musulmans ».

Nous ne développerons pas ce point car il y en a un autre qui nous paraît plus essentiel. Ces réactions algériennes révèlent, en effet, autre chose, la disparition du quatrième mur, celui qui sépare les spectateurs des acteurs, ce qui est essentiel dans le théâtre et le sépare des diverses formes de spectacles vivants qui existèrent jadis au Maghreb. Les enfants interpellent volontiers Guignol car il n’y a pas de distance, dans leur esprit, entre les « personnages agissants », les acteurs, et les spectateurs qui constituent le theatron. Quand les Algériens font de même, on pourrait interpréter leurs actes comme ceux de grands enfants. En réalité, c’est plus grave. Ils nient la possibilité même du théâtre et leur comportement présent fait comprendre les raisons profondes qui interdirent jadis la présence même du théâtre dans le monde arabe. La séparation entre acteur et spectateur n’existe pas au alors il faudrait, comme au cinéma ou dans le théâtre d’ombres, que l’acteur cesse d’être un être humain présent, agissant dans un spectacle vivant. Ce qui est alors mis en cause, c’est l’idée même de distanciation et donc de conscientisation, ce qui est l’essence même de tout théâtre.

Les Tunisiens eurent des réactions bien plus mesurées et donc beaucoup plus favorables à la réception même du genre théâtral en tant que tel. Il y eut même quelque chose de curieux dans ce pays. Nous n’avions été initialement engagés que pour jouer En attendant Godot qu’une seule fois. Or, à la demande du public, nous avons dû rejouer la pièce cinq fois. La même chose s’était passée avec les Maqâmat Badî‘ al-Zamân al-Hamadhânî. Initialement, nous devions jouer cette pièce deux fois en Syrie et finalement, nous l’avons représentée 37 fois et nous n’avons arrêté de la jouer que parce que nous avions des engagements antérieurs au Maroc.

Je crois rester objectif en disant que ce sont les Marocains qui reçurent le mieux la pièce de Beckett et je ne pense pas qu’il y ait de la subjectivité dans ce jugement de valeur bien qu’il puisse être remis en cause par une étude de sociologie fine de l’origine des spectateurs dans les différents pays. Si les réactions des Marocains furent très favorables à la pièce, je crois que c’est, fondamentalement, en raison de la diversité culturelle et donc de la diversité de langues qui existent au Maroc. Ces diversités sont vécues moins conflictuellement qu’ailleurs, du moins jusqu’à présent. L’expérience de l’incompréhension est courante et elle est surtout acceptée. La preuve en est toute une série de productions culturelles qui mettent en scène cette incompréhension. Et ces productions sont connues de tous, même dans les milieux très populaires.

Ya jerrada malha, Faïn kounti sarha ?
Fî jnân Salha
Wach kelti, wach chrebti ?
Ghir teffah en-nefah…

Ô sauterelle salée, où as-tu été te promener ?
– Dans le jardin de Salha
– Qu’as-tu mangé et qu’as-tu bu ?
– Rien qu’une pomme et elle sentait bon…

On accumule alors, comme dans la pièce de Godot, des phrases parfaitement sensées dans un ensemble qui devient insensé ou apparemment insensé car derrière l’apparence illogique, une autre logique est à l’œuvre. Le sens peut exister dans les éléments sans pour autant apparaître dans la totalité comme l’inverse est aussi possible. Il faut alors accepter l’idée de sens localisés n’impliquant pas l’existence nécessaire de sens globaux. Ceci apparaît aussi, outre dans les poèmes de la littérature enfantine, dans les œuvres de la littérature populaire ou dans des paroles anonymes sans cesse répétées qui véhiculent ce message d’une incompréhension possible malgré le sens présent dans les éléments mis en œuvre (« ton père court et se ramasse »).

Cette existence de l’absurde dans une société multiculturelle, et surtout tolérante à cette diversité, est une expérience courante pour les spectateurs marocains. Ceux-ci savent que les expériences d’échanges incongrus sont fréquentes. Ils savent aussi que, dans de tels cas, on peut comprendre ce que l’on veut. On a la totale liberté du sens. Le sens n’est plus dans les mots, mais dans une production totalement gratuite de l’interlocuteur. Or c’est là la leçon essentielle, on a parfois dit « existentialiste » de la pièce En attendant Godot. On communique parfaitement malgré l’absence de communication et sans qu’il y ait métacommunication. Et l’on éprouve sa liberté parce qu’on échappe à la contrainte des sens imposés tant par les mots eux-mêmes que par le contexte, linguistique ou non, dans lequel ils apparaissent. Dans de telles situations, chacun peut faire sens à sa guise.

Voilà ce qu’est très exactement le théâtre de l’absurde. Il ne s’agit pas d’enfiler les inepties (sakhâfât) mais de juxtaposer des sens successifs produits par des interlocuteurs qui communiquent toujours malgré leur incompréhension apparente. Il y a dans ce type de dialogue non un désaccord (khulf), mais la volonté de s’accorder malgré l’impossibilité d’échanger. C’est là que réside l’obstacle culturel qui fait que finalement, En attendant Godot n’a été qu’assez peu joué dans le monde arabe, du moins jusqu’à présent. Il faut accepter que le sens puisse exister malgré le non-sens apparent, qu’il existe à cause du non-sens car le désir de communiquer existe indépendamment du langage, des gestes et des silences, qu’il est fondamental chez les hommes comme désir d’ouverture à l’altérité.

Tayeb Saddiki
Propos recueillis le 15 avril 2008

Archive Fondation Tayeb Saddiki
http://www.fondationtayebsaddiki.com/

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